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Sembène Ousmane

Voltaïque

Texte choisi : «  LA MÈRE » de Sembène Ousmane

I- Présentation de l’auteur : « Ousmane Sembène (né le 1er janvier 1923 à Ziguinchor, Afrique

Occidentale française, mort le 9 juin 2007 à Dakar, Sénégal), est un écrivain, réalisateur, acteur et scénariste majeur de l'Afrique contemporaine, connu pour ses partis pris militants sur les questions politiques et sociales. »

Il a publié : Le Docker noir en 1956 ; Ô pays, mon beau peuple en 1957 ; Les Bouts de bois de Dieu en 1960 ; Voltaïque en 1962, etc.

Source : wikipedia

II- Texte : LA MÈRE

             Je t’ai parlé des rois et de leur façon de vivre, certes pas tous, mais quelques-uns. Ils se succédaient de père en fils, c’est-à-dire de mâle en mâle et par ordre de progéniture. Le présomptif recevait une éducation spéciale : les griots lui vantaient les faits et gestes de ses aïeux, et une fois couronné, absolu ne relevant de personne, il devenait un tyran … (parfois). Autour de lui, les uns soutenaient des crachoirs en argent ciselé, travaillés avec art, d’autres des pipes de parade, sculptées en forme de têtes (ces bouffardes pouvaient avoir deux mètres de long). On agitait l’air autour de lui avec des éventails faits de plumes d’autruches et de paons, de couleurs rares. Ceux-ci chantaient ses louanges, ceux-là dansaient pour divertir : tous se mouvaient à l’envi, à l’envie de le voir brûler vif, car il n’était pas un Dieu, mais un despote ayant sur ses sujets le droit de vie ou de mort. Il n’était pas rare de le voir condamner à mort quelqu’un qu’il ne trouvait pas assez enthousiaste dans ses fonctions.

          Le sort frappe ceux qui le conjurent ! Quand c’est le peuple qui opte pour une loi, on peut dire qu’elle est juste. Or, voilà que le roi publia qu’ « aucun homme n’épouserait une fille sans qu’Il soit le premier à passer la première nuit avec elle». Une loi scélérate, bien sûr ! Mais on ne contredit pas un monarque.

         Il commit de telles bassesses que les ministres s’en plaignirent aux oracles, et vainement. Mais leurs filles y passèrent et aucune n’osait se soustraire à « SES » obligations. Le peuple s’était résigné. Tout allait bien pour le roi. Voilà qu’un jour, un homme dont personne ne connaissait les origines vint à épouser la fille du roi. « Va-t-il agir de la même façon ? » se demandait le peuple. Le soir même il abrogea cette maudite loi.

         Pendant quelque temps, tout alla bien. Il se calma, ne pouvant reprendre sitôt son penchant. De ce fait, une vive colère naquit en son for intérieur … «  Les vieillards ont opposé une digue à mon plaisir » se dit-il.

        Des jours durant,  on avait battu les provinces soumises à son autorité, annonçant qu’il désirait voir ses sujets : malades comme infirmes devaient être présents, sous peine de confiscation de biens. Voilà pourquoi tout le peuple était là. Il ordonna de tuer tout homme ayant atteint la cinquantaine. Aux paroles ordonnatrices, l’acte fut accompli. La terre fut tâchée de sang. Le soleil sécha le sang, le vent souffla dessus, le léchant, et les pieds nus effacèrent les dernières traces : mais les jours passants n’apportèrent pas l’oubli dans les cœurs … Nul n’osait braver ce dément. Il reprit ses vices avec plus d’abondance : non seulement les filles à marier, mais toutes ayant atteint l’âge … Quelques mères parvinrent   à soustraire leur rejeton au sadisme de ce maniaque …

         (Gloire à toi, femme, immense océan de tendresse, bénie sois-tu dans ton effusion de douceur.)

        Le roi, ivre, non rassasié par sa débauche, parcourait les provinces à la recherche de nouvelles recrues. Celles de son chef-lieu n’offraient rien à sa vue. A l’orée d’un village, il s’arrêta, demanda à boire. Sa surprise fut si grande qu’elle étancha sa soif pour un moment. Sur ses ordres, la fille qui venait de lui donner à boire fut enlevée. Elle était belle. A ses cris, sa mère sortit, venant lui porter secours. (Que pouvait faire une femme devant des valets de deux mètres de haut). Pourtant elle se révéla indomptable par le maintien de ces bras vigoureux.

          D’une gifle il la roula sur le sol. Promptement, elle se releva et s’agrippa. Sa lutte fut vaine …

          Le lendemain, la mère se trouva à la place où le roi venait se reposer, entouré de sa suite. Elle n’attendit pas longtemps. A la vue de la mère, vieille et laide, le roi dit :

  • Vieille, si tu as une fille, sache que je ne reçois pas dans la journée.

         Elle fixa ses yeux dans ceux de l’homme. Son visage était calme et passif. Pas un mouvement, pas un geste ne hacha son maintien.

  • Sire, dit-elle, à te voir, on dirait que tu n’as pas de mère … De ta naissance à ce jour, tu n’as

combattu que la femme, parce qu’elle est faible. La joie que tu en tires est plus ignoble que l’acte. Je ne t’en veux pas d’avoir agi ainsi : parce que tu es homme, et parce que la femme est toujours femme, et que la nature le veut ainsi. Je ne t’en veux pas, parce que tu as une mère, par elle, je respecte toute personne : fils de roi, fils d’esclave, la mère enfante dans l’amour, met bas dans la douleur, et chérit dans le plus profond de ses sentiments ce déchirement d’elle-même.  Par elle, je te pardonne … Respecte la femme, pas pour ses cheveux blancs, pour ta mère d’abord, puis pour la femme elle-même. C’est d’elle, la femme, que découle toute grandeur, celle du maître, du brave, du lâche, du griot, du musicien … Dans un cœur de mère, l’enfant est roi … Tous ces gens qui t’entourent ont une mère, et dans leur détresse comme dans leur joie, elle ne voit que son enfant.

  • Tuez-la, hurla le roi.

          L’assistance n’obéit pas. Les paroles avaient touché. Le roi, beuglant, hurlant de colère, injectait son amer fiel dans un langage vulgaire. La mère sans orgueil ni fierté reprit :

  • Vous fûtes témoins quand il se servit de vos sœurs, sur ses ordres vos pères furent assassinés. Et maintenant il s’en prend à vos mères et vos sœurs … A vous voir, tous, on dirait que vous ne possédez plus de dignité …

             De plus en plus furieux, le roi se leva brusquement, d’un revers de main, il envoya la vieille sur le sol. Mais ce geste ne fut pas renouvelé. Le roi se sentit saisi par les poignets, soulevé. Pour la première fois, les sujets armés de courage se révoltèrent et leur roi fut destitué …

          Gloire à ceux et à celles qui ont eu le courage de braver les calomnies. Soyez louées, femmes, sources intarissables, vous qui êtes plus fortes que la mort … Gloire à vous, coolies de la vieille Chine, tagalacoye du plateau du Niger ! Gloire à vous femmes de marins, dans l’éternel deuil ! Gloire à toi, petite, petite enfant, mais jouant déjà à la mère  …

    L’immensité des océans n’est rien à côté de l’immensité de la tendresse d’une mère …

             Sembène Ousmane, Voltaïque, Présence africaine,  1971.

               III-                  Quelques axes de lecture

- A partir du texte, établissez les principes de la nouvelle littéraire : bref récit fictif, peu de lieux, de descriptions, etc.

- Le système énonciatif : la situation initiale, l’élément perturbateur, la situation finale

-Des phrases aux allures de vérités générales

- Quelles réflexions et émotions vous inspire ce récit ?

-Etablir les différentes étapes du comportement abusif du roi

- Qu’est-ce qui explique la chute du récit, celle du roi ?

- A partir du rôle déterminant de la vieille, justifiez le titre.

-  Quelle est la moralité de l'histoire ?

IV- Insistons sur :

  1. La nouvelle littéraire

La nouvelle est un récit bref qui met en scène un petit nombre de personnages dont l'action se concentre autour d'un événement.

2 - Des phrases aux allures de vérités générales

  • Respecte la femme, pas pour ses cheveux blancs, pour ta mère d’abord, puis pour la femme elle-même.
  •  C’est d’elle, la femme, que découle toute grandeur, celle du maître, du brave, du lâche, du griot, du musicien …
  • Dans un cœur de mère, l’enfant est roi …
  • Tous ces gens qui t’entourent ont une mère, et dans leur détresse comme dans leur joie, elle ne voit que son enfant.
  • Gloire à ceux et à celles qui ont eu le courage de braver les calomnies.
  • Soyez louées, femmes, sources intarissables, vous qui êtes plus fortes que la mort …
  • Gloire à toi, petite, petite enfant, mais jouant déjà à la mère

L’immensité des océans n’est rien à côté de l’immensité de la tendresse d’une mère …

09/06/2019

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