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La foule de Maupassant

Texte Trente-sixième

La foule

Les uns adorent la foule; d’autres l’exècrent; mais bien peu d’hommes à part ces psychologues étranges, à moitié fous, philosophes singulièrement subtils, bien qu’hallucinés, Edgard Poe[1], Hoffman et autres esprits de même ordre, ont étudié ou plutôt pressenti  ce mystère; une foule.

Regardez ces têtes pressées, ce flot d’hommes, ce tas de vivants. N’y voyez-vous rien que des gens réunis ? Oh ! C’est autre chose, car il se produit là un phénomène singulier. Toutes ces personnes côte à côte, distinctes, différentes de corps, d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne semble nullement formée de la moyenne des opinions de tous.

C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distincte d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme.

Un dicton populaire affirme que  la foule ne raisonne pas. Or, pourquoi la foule ne raisonne- t-elle pas du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu’aucune des unités de cette foule n’aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entrainements que rien n’arrête, et, emportée par un de ces entrainements accomplit-elle des actes qu’aucun des individus qui la composent, n’accomplirait ?

Dans la foule, un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous ; et tous, d’un même élan auquel n’essaie de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, sans distinction de castes, d’opinions, de croyances et de mœurs, se précipiteront sur un homme et le massacreront sans raison, presque sans prétexte.

Et, le soir, chacun, rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l’ont saisi, l’ont jeté brusquement   hors de sa nature et son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion stupide,  comment il n’a pas raisonné, pas résisté.

C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle était noyée dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve. Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques ne sont-elles pas aussi un autre saisissant exemple de ce phénomène ? En somme, il n’est pas étonnant de voir des individus réunis former un tout, que de voir les molécules rapprochées former un corps.

(…) La foule ne raisonne pas, dit-on, elle ressent et, dans ce cas, sa sensation participe de toutes les idées accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de tous les préjugés anciens, de toutes les opinions établies qui pèsent théoriquement sur les institutions sociales.

Guy de Maupassant, Le Gaulois, 23 Mars 1882.

 Quelques axes de lecture

 -Distinguez l’essentiel de l’accessoire dans la perspective d’un résumé

- Dans l’optique d’un résumé, est-il indiqué de conserver la série d’interrogations ? D’exclamations ? de noms propres ?

-Quelles sont les différentes parties du texte ?

-Discutez cette affirmation : «  la foule ne raisonne pas […] elle ressent. »

A vos claviers.

Bon dimanche à tous !                                                                                                           1 février 2015

 

[1] Edgar Allan Poe, écrivain américain ( 1809-1849) et Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, écrivain allemand (1776-1822), sont des auteurs de récits fantastiques célébres.

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Date de dernière mise à jour : mercredi 13 février 2019